Cour d'appel, 21 janvier 1986, S.A.M. Toutélectric c/ Sieurs D.

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Abstract🔗

Concurrence déloyale

Résumé🔗

La diffusion par le fondateur d'une entreprise, ancien employé d'une entreprise concurrente, de lettres-circulaires auprès d'une clientèle commune pour l'informer de la fabrication de produits similaires et du montant des remises accordées sur certains d'entre eux dès lors que ces documents sont exclusifs de toute utilisation de secrets de fabrique ou de commerce appartenant à l'entreprise préexistante ainsi que de tout emploi d'expressions susceptibles de créer une confusion entre les deux entreprises ou de jeter le discrédit sur les produits ou les dirigeants de celle antérieurement créée ne constitue pas un acte de concurrence déloyale.

La pratique d'une politique de rabais sur les prix de produits commercialisés par deux entreprises concurrentes, non assortie de faits de contrefaçon, de publicité mensongère, de dénigrement ou de désorganisation de l'entreprise rivale, ne constitue pas un acte de concurrence déloyale.

La création à proximité d'une entreprise concurrente - mais dans un quartier industriel où s'en place, pour des raisons d'hygiène, d'urbanisme et de commodité commerciale la plus grande partie des usines, fabriques et autres entreprises industrielles et commerciales de la Principauté - d'une nouvelle entreprise spécialisée dans la vente d'un matériel analogue mais sous une enseigne commerciale différente ne constitue pas un acte de concurrence déloyale.


Motifs🔗

La Cour,

Statuant sur l'appel relevé par la S.A.M. Toutélectric d'un jugement du Tribunal de première instance en date du 31 janvier 1985 ;

Considérant que la Cour entend se référer pour un exposé plus complet des faits de la procédure et des moyens et prétentions des parties au jugement déféré et aux conclusions d'appel ; qu'il suffit, dès lors, de rappeler les éléments ci-après énoncés ;

Saisi par la S.A.M. Toutélectric d'une action en paiement de la somme de 500 000 francs à titre de dommages-intérêts dirigée contre M. et H. D. et tendant à réparer le préjudice résultant pour elle de prétendus actes de concurrence déloyale que ces derniers auraient commis par le biais de l'Entreprise Interelec, exploitée par ledit M. D., le Tribunal, par le jugement susvisé et après avoir rejeté l'exception d'irrecevabilité de la demande soulevée par H. D., a débouté la société demanderesse des fins de son assignation ;

Il a notamment estimé pour en décider ainsi, d'une part, sur l'exception d'irrecevabilité, que la circonstance de l'appartenance exclusive de l'Entreprise Interelec à M. D. ne pouvait faire obstacle à l'action en concurrence déloyale dirigée contre son père H. D. recherché pour des agissements fautifs et préjudiciables dont il se serait personnellement rendu coupable, d'autre part, sur le fond, que la concurrence déloyale impliquant la commission d'une faute, l'existence d'un préjudice consistant en un détournement de clientèle et un lien certain de causalité entre la faute et le préjudice invoqué, les pièces produites (graphiques établis au crayon sur feuilles volantes sans en-tête ni signature à l'effet d'établir une diminution alléguée du chiffre d'affaires du fait de ladite concurrence) par la société demanderesse ne revêtaient en aucune façon la preuve d'un préjudice certain lié au prétendu détournement de clientèle, en sorte qu'il n'y avait pas lieu d'examiner le caractère éventuellement illicite ou déloyal des procédés reprochés aux défendeurs ;

La S.A.M. Toutélectric fait grief aux premiers juges d'avoir, en statuant de la sorte, incomplètement répondu à tous les moyens par elle invoqués dès lors que sa demande tendait à faire constater que les consorts D. s'étaient livrés à des actes de concurrence déloyale à ses dépens dont elle réitère en cause d'appel l'énonciation, à savoir : la création d'une entreprise commerciale dénommée Interelec sous le nom de M. D. mais dirigée en fait par son père H. D., ancien directeur commercial de la S.A.M. Toutélectric, la diffusion, courant octobre 1980, de circulaires signées par H. D. et adressées à la clientèle de Toutélectric, le débauchage du personnel commercial, comptable et ouvrier de cette dernière société afin d'établir au sein de l'Entreprise Interelec la même équipe dirigeante, l'utilisation pour les produits commercialisés par cette entreprise, de catalogues calqués sur ceux établis par Toutélectric, le choix d'une dénomination commerciale à consonance voisine de celle-ci et d'une enseigne s'inspirant de celle de ladite S.A.M., autant de faits et circonstances de nature, selon elle, à créer volontairement une confusion entre les deux entreprises et à lui causer un préjudice certain ;

Elle reproche encore aux premiers juges d'avoir rejeté au prétexte de leur défaut d'authenticité, les documents par elle produits comme preuve de la réalité de son préjudice alors qu'il leur était loisible pour apprécier l'étendue de ce dernier et recourir d'office à une mesure d'expertise ;

Estimant en conséquence que la décision déférée n'est justifiée ni en fait ni en droit, elle conclut à sa réformation, à la condamnation de M. et H. D. solidairement au paiement de la somme de 500 000 francs à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice que lui ont causé les actes de concurrence déloyale auxquels ils se sont livrés dans les conditions ci-dessus rappelées, subsidiairement pour le cas où la Cour ne s'estimerait pas suffisamment informée par les pièces comptables versées aux débats, à la désignation d'un expert avec mission de chiffrer le préjudice direct et indirect résultant pour elle des agissements des consorts D. ;

En des écritures communes en date du 29 mai 1985 dont le dispositif tend uniquement au déboutement de la S.A.M. Toutélectric de son exploit d'appel et à sa condamnation aux dépens, les intimés reprennent leur argumentation de première instance quant à la recevabilité à l'égard de l'un d'entre eux et au fondement de la demande formée à leur encontre ;

Soutenant derechef que son maintien aux débats n'est nullement justifié dès lors qu'il ne possède pas la qualité de commerçant ou d'employé tenu par une clause de non-concurrence qui seule aurait pu justifier son appel en cause, H. D. demande par voie d'appel incident et réformation de ce chef du jugement déféré que soit prononcée sa mise hors de cause sans dépens ;

De son côté, M. D. fait valoir que l'appelante ne justifie nullement du préjudice allégué dès lors que la production de graphiques établis par ses propres soins constitue de sa part une préconstitution de la preuve qu'elle entend établir au soutien de ses prétentions ;

Contestant, au demeurant, les actes de concurrence déloyale qui leur sont reprochés, les intimés objectent, sur le moyen subsidiaire de l'appelante, que la désignation d'expert sollicitée par celle-ci aux fins de détermination et d'évaluation du préjudice prétendument subi du fait desdits actes constitue une demande nouvelle en cause d'appel qui ne saurait donc être accueillie même si une telle faculté est offerte à toute juridiction dans l'exercice de ses pouvoirs d'appréciation ;

Sur ce,

I. - Sur l'exception d'irrecevabilité soulevée par H. D. :

Considérant que l'action en concurrence déloyale étant fondée, pour l'essentiel, sur la théorie de la responsabilité civile qui implique la possibilité pour celui qui se prétend victime d'un dommage d'en demander réparation à toute personne dont les agissements fautifs ont pu en être la cause, c'est à juste titre que les premiers juges ont estimé, en des motifs auxquels il convient de se référer, que ne pouvaient juridiquement faire obstacle à l'action de la S.A.M. Toutélectric dirigée contre H. D. pour des faits prétendument préjudiciables à lui reprochés, la circonstance de l'appartenance exclusive de l'entreprise concurrente Interelec à son fils M. D. également recherché, non plus que les modalités de la rupture du contrat de travail qui liait ledit H. D. à la S.A.M. demanderesse ; qu'ils ont dès lors rejeté à bon droit l'exception susvisée et que leur décision de ce chef doit donc être confirmée ;

II. - Sur le fond :

Considérant que si le préjudice constitue la condition sine qua non de toute responsabilité civile, il demeure que celle-ci implique - sous réserve de certaines altérations des principes classiques relevées par la doctrine et la jurisprudence et inhérentes au caractère complexe et hétérogène du fondement de l'action en concurrence déloyale - l'existence d'un fait dommageable résultant d'une faute même non intentionnelle et d'un lien de causalité entre lesdits préjudice et fait dommageable ;

Considérant qu'il y a lieu dès lors d'examiner, avant toute recherche de l'existence d'un préjudice, au demeurant contesté par les intimés et que les premiers juges ont estimé non établi en l'espèce, le fondement des prétentions de la S.A.M. appelante quant au caractère déloyal des faits de concurrence qu'elle impute aux consorts D. et desquels aurait résulté pour elle le préjudice dont elle poursuit la réparation ;

I. - Grief de création d'une entreprise concurrente dénommée Interelec sous le nom de M. D. mais dirigée en fait par H. D. et installée à proximité du siège de la S.A.M. Toutélectric :

Considérant qu'il est de principe qu'après la rupture du contrat de travail et en l'absence d'une obligation de non-concurrence à lui imposée par son ex-employeur, un salarié retrouve son entière liberté et peut concurrencer son ancienne entreprise soit en exerçant pour son propre compte une activité similaire, soit en s'embauchant dans une entreprise concurrente, sauf à voir sa responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle engagée pour faits de concurrence déloyale ;

Considérant qu'il est constant, en l'espèce, que la transaction intervenue le 21 juillet 1980 entre la S.A.M. Toutélectric et H. D. et se référant à la rupture amiable du contrat de travail de ce dernier qui occupait depuis dix-huit ans les fonctions de directeur commercial au sein de cette entreprise n'a mis à sa charge aucune obligation de non-concurrence ;

Que rien n'interdisait, dès lors, à H. D. de mettre son savoir et son expérience au service de l'entreprise concurrente Interelec nouvellement créée et exploitée par son fils M. D. dans un immeuble dénommé « L. R. », sis . où sont concentrées la plupart des industries de la Principauté, en sorte que l'emplacement de cette dernière entreprise non loin du siège social de la S.A.M. Toutélectric, sis . dans un immeuble dénommé « L. I. » ne revêtait aucun caractère anormal ou prohibé et n'était pas de nature à engendrer une quelconque confusion entre ces deux entreprises distinctement domiciliées, l'utilisation de l'expérience acquise au sein d'une entreprise concurrente n'étant pas, à la différence de l'exploitation des secrets de fabrique ou de commerce non invoquée en l'espèce, considérée par la Doctrine et la Jurisprudence comme illicite et partant susceptible de fonder une action de concurrence déloyale ;

II. - Grief de diffusion, courant octobre 1980, de circulaires signées H. D. auprès de la prétendue clientèle de la S.A.M. Toutélectric :

Considérant qu'à l'examen de ces documents il apparaît qu'ils étaient destinés à informer une clientèle potentielle - nécessairement commune aux deux entreprises concurrentes dont s'agit en raison de la similitude des produits par elles respectivement commercialisés - de la création de l'Établissement Interelec et du montant des remises accordées par ce dernier sur certains produits et prestations proposés à la vente suivant tarif et documentation y annexés ;

Que le fait par H. D. d'avoir lui-même souscrit, courant octobre 1980, ces lettres-circulaires et fait état de la confiance qui lui avait été accordée dans ses rapports professionnels antérieurs avec ladite clientèle ne saurait être considéré comme revêtant à l'endroit de la S.A.M. Toutélectric un caractère déloyal, dès lors que le libellé de ces documents ne révèle aucune utilisation par leur auteur d'un secret de fabrique ou de commerce appartenant à la S.A.M. précitée non plus que l'emploi de quelque expression susceptible de créer une confusion entre elle et l'entreprise nouvellement créée Interelec, ou de jeter le discrédit sur les produits de l'entreprise appelante ou la personne de ses dirigeants ;

Qu'il apparaît que l'annonce dans l'une de ces circulaires de la poursuite par un sieur P. (V.R.P. antérieurement au service de Toutélectric) de la représentation dans la région propre au client concerné pour le compte de Interelec a procédé d'un défaut de synchronisation imputable aux convenances personnelles de ce V.R.P. qui, après avoir manifesté le désir de travailler pour les consorts D. à compter de fin octobre 1980, a différé son entrée au service de l'entreprise intimée jusqu'au début de l'année 1981 comme en témoigne sa lettre explicative du 18 novembre 1980 versée aux débats et faisant suite à un courrier de Interelec du 12 novembre précédent à lui adressé aux fins de régularisation de la situation à son endroit ;

III. - Grief de débauchage du personnel commercial, comptable et ouvrier de la S.A.M. Toutélectric :

Considérant que s'il est de fait que quelques ex-employés de la S.A.M. Toutélectric sont entrés au service de l'Entreprise Interelec après sa création, il apparaît que leur départ de la première de ces entreprises a procédé soit de convenances personnelles soit de l'initiative de leur employeur qui avait cru devoir les licencier fin 1979-début 1980, et ce, sans qu'il soit démontré ni offert de démontrer que la Société Interelec ait, par des manœuvres captieuses telles que l'offre de salaires élevés, la promesse de pourcentages alléchants ou celle de promotions avantageuses au sein de l'entreprise, favorisé le départ desdits salariés de leur établissement d'origine ;

Or, considérant que, pour être répréhensible, le débauchage - à le supposer établi - doit avoir été causé par des manœuvres ou des agissements frauduleux et accompli dans un but déterminé tel que l'utilisation de connaissances particulières acquises par l'employé, le détournement d'une clientèle ou la connaissance de secrets de fabrique d'un concurrent ;

Qu'il est de jurisprudence constante que lorsque, comme en l'espèce, la preuve de ces manœuvres et agissements précis n'est pas rapportée l'action en concurrence déloyale ne saurait, de ce chef, être accueillie ;

IV. - Grief d'utilisation de catalogues de produits commercialisés prétendument calqués sur ceux établis par Toutélectric et dont H. D. avait connaissance :

Considérant qu'à l'examen des catalogues publicitaires de chacune des entreprises concurrentes il apparaît qu'outre le fait que les produits présentés dans les uns et les autres de ces catalogues comportent des signes distinctifs exclusifs de toute intention de contrefaçon dont la Cour de Céans a d'ailleurs déjà fait litière dans un précédent arrêt intervenu entre les mêmes parties, ces documents sont respectivement revêtus d'une évidente originalité au triple plan chromatique, photographique et légendaire en sorte qu'ils ne sauraient provoquer une quelconque confusion dans l'esprit de la clientèle intéressée par lesdits produits en dépit de leur nécessaire conformité dans leur présentation générale à l'usage auquel ils sont destinés ;

V. - Grief du choix d'une dénomination commerciale à consonance voisine de celle de Toutélectric et dont l'enseigne s'inspirerait de celle de cette dernière entreprise :

Considérant que s'agissant de deux entreprises concurrentes spécialisées dans la commercialisation de matériel « électrique », la référence à cet adjectif de manière plus ou moins élisive dans l'enseigne et le nom commercial de chacune d'elles ne revêt aucun caractère anormal et apparaît d'autant moins sujette à confusion qu'il n'existe, à l'évidence, aucune identité ni même aucune similitude entre la raison commerciale « Toutélectric » et la dénomination « Interelec » respectivement individualisées tant par leur structure sémantique que par leur consonance propres ;

Considérant que, de ce qui précède, s'infère en conséquence la vanité des prétentions de la S.A.M. appelante dont une lettre d'un de ses représentants, le sieur M., en date à Nantes du 15 novembre 1980, versée aux débats, permet d'attribuer la raison essentielle de son ressentiment à l'endroit de son concurrent Interelec à l'offre, par cette entreprise, de produits à des prix plus compétitifs, ledit représentant faisant part à son employeur de sa crainte « que certains clients ne se fassent prendre au miroir du prix » ;

Or considérant que la pratique de certains rabais sur le prix de produits commercialisés par plusieurs entreprises ne constitue nullement un moyen de concurrence déloyale lorsque, comme en l'espèce, elle ne s'accompagne pas de faits de contrefaçon, de publicité mensongère, de dénigrement ou de désorganisation de l'entreprise rivale ;

Considérant dès lors que, faute d'établir l'existence d'un fait fautif prétendument dommageable à la charge des consorts D. et de la Société Interelec, la S.A.M. Toutélectric n'apparaît pas fondée en son action en concurrence déloyale à leur endroit ;

Qu'il échet en conséquence de l'en débouter et de confirmer, par substitution des présents motifs à ceux des premiers juges, le jugement déféré ;

Considérant que les dépens suivent la succombance ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Substitués à ceux des premiers juges,

La Cour d'appel de la Principauté de Monaco,

Accueille la S.A.M. Toutélectric en son appel ;

L'y déclarant mal fondée, l'en déboute ;

Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a rejeté l'exception d'irrecevabilité soulevée par H. D. ainsi que la demande de dommages-intérêts formée par la société précitée à l'encontre des consorts H. et M. D. ;

Composition🔗

MM. Vialatte, prem. prés. ; Truchi, prem. subst. proc. gén. ; MMe Boeri et Sbarrato, av. déf. ; Cohen, av.

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