Cour d'appel, 19 février 1979, S. c/ P.

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Abstract🔗

Appel de la partie civile seule

Recherche et détermination des éléments constitutifs du délit (oui) - Fondement à l'action en dommages-Intérêts - Justification d'un préjudice (oui)

Baux d'habitation

Infraction à l'ordonnance-loi n° 669 du 17 septembre 1959 - Travaux effectués par le propriétaire - Démolition en vue de reconstruire - Octroi aux occupants d'un délai de six mois pour vider les lieux - Interdiction de réoccupation « en aucun cas » des locaux rendus disponibles, avant l'achèvement des travaux prévus - Application au seul occupant évincé (non) - Application au propriétaire (oui)

Résumé🔗

L'appel de la partie civile seule nécessite, pour qu'il soit statué sur sa demande de dommages-intérêts, et pour autant que la justification d'un préjudice assurerait un fondement à son action, la recherche et la détermination des éléments constitutifs du délit.

Est erronée l'interprétation donnée par le Tribunal au troisième alinéa de l'article 35 de l'ordonnance-loi n° 669 lorsqu'il considère que le terme « occupation » ne concerne, dans ce texte, que la situation juridique du locataire maintenu dans les lieux à la fin de son bail, en sorte qu'une « réoccupation » ne pourrait provenir que de lui.

Indépendamment du fait que les termes « occupation » ou « occupant » sont utilisés en d'autres articles de l'ordonnance-loi n° 669 dans un sens différent qui ne relève pas de cette acception purement juridique mais se réfère à des situations de fait, il doit être relevé que l'interprétation du Tribunal aboutirait, dans le cas concerné, à n'instituer une pénalité qu'à l'encontre du preneur, que la loi a entendu protéger en le faisant bénéficier de délais de préavis, de garanties de procédure et d'une priorité de relogement, en laissant à l'abri de toute sanction le propriétaire qui, dans son intérêt personnel, fait obstacle au principe fondamental du maintien dans les lieux.

Il doit être considéré que l'interdiction de réoccupation des lieux « en aucun cas » est faite au propriétaire et le constitue en faute du fait qu'il a provoqué et facilité, entre le départ de l'occupant et l'achèvement des travaux, une nouvelle occupation quels qu'en soient la nature et le bénéficiaire et que ce ne peut être par l'effet de l'inadvertance du législateur que cette interdiction est assortie à l'article 44, d'une sanction.


Motifs🔗

La Cour

Statuant sur l'appel régulièrement interjeté, en la forme, par le sieur G. S., partie civile, à l'encontre du jugement du Tribunal correctionnel du 25 avril 1978 qui :

1° a relaxé G. P. des fins de la poursuite intentée contre lui du chef d'avoir, depuis un temps non prescrit, à Monte-Carlo, autorisé la réoccupation par les ouvriers et cadres de l'Entreprise P. des locaux de la Villa G.-E, ., rendus disponibles par le départ de G. S., dernier occupant, lequel avait reçu congé en application de l'article 35, alinéa 1er (anciennement) de l'ordonnance-loi n. 669 du 17 septembre 1959, faits prévus et réprimés par l'article 35, alinéa 3 (anciennement) et 44 de ladite ordonnance-loi ;

2° a débouté G. S. de sa demande de dommages-intérêts ;

3° a condamné ce dernier aux dépens ;

Attendu qu'il résulte de l'information suivie sur constitution directe de partie civile et du complément d'information ordonné le 26 janvier 1976 par la Cour, la situation de fait suivante :

S., bénéficiaire du droit au maintien dans les lieux, a reçu le 19 mai 1972 de la Société Patricia, propriétaire, l'ordre de vider les lieux dans les six mois en vue de la démolition et de la reconstruction de l'immeuble dit « Villa G. E. », et ce, par application de l'article 35 (ancien) de l'ordonnance-loi n° 669. Il a quitté l'appartement le 19 décembre 1972 et il était le dernier occupant de l'immeuble ;

Il a été constaté, par la suite, à deux reprises, que des personnes logeaient dans la Villa G. E. :

  • le 4 décembre 1973 par exploit d'huissier diligenté à la requête de S. : 9 salariés de l'Entreprise P. et fils, dont l'huissier n'indique pas s'ils étaient accompagnés de leur famille ;

  • le 25 juillet 1974, par le commissaire de police, sur commission rogatoire, qui y trouvait, outre 2 célibataires, 5 ménages totalisant 9 enfants, soit au total 21 personnes ; il s'agissait encore de cadres et ouvriers de la Société P. ;

Leur installation avait été rendue possible grâce au rétablissement, par la Société Patricia, des abonnements d'eau, gaz et électricité ;

Le sieur G. P. avait admis, en son audition du 1er juin 1976, qu'il n'était pas exclu que certains ouvriers logés à la Villa G. E. aient travaillé de temps à autre sur d'autres chantiers ;

La plainte avec constitution de partie civile déposée contre X... le 9 novembre 1973 par S. portait sur deux faits :

1° le défaut de commencement des travaux dans les trois mois de son départ, infraction pour laquelle une ordonnance de non-lieu du 5 décembre 1975 a été confirmée par arrêt de la Cour du 31 janvier 1977 ;

2° la réoccupation des lieux par plusieurs personnes avant l'achèvement des travaux prévus ;

De ce dernier chef, la Cour ayant infirmé l'ordonnance de non-lieu, a ordonné l'inculpation de G. P., administrateur délégué de la Société Patricia, et, sur renvoi devant le Tribunal correctionnel, cette juridiction a rendu le 25 avril 1978 le jugement de relaxe, attaqué par la partie civile, seule ;

Attendu qu'en l'absence d'un appel du ministère public, ce jugement est, selon une jurisprudence constante, devenu définitif en ce qui concerne la poursuite pénale, mais que l'appel de la partie civile nécessite, pour qu'il soit statué sur sa demande de dommages intérêts, et pour autant que la justification d'un préjudice assurerait un fondement à son action, la recherche et la détermination des éléments constitutifs du délit ;

Attendu que S., appelant, critique les motifs sur lesquels est fondé le jugement de relaxe, l'interdiction de réoccupation « en aucun cas » des locaux évacués, concernant la situation de fait que constitue une nouvelle occupation à n'importe quel moment entre le départ et l'achèvement des travaux et par n'importe qui et non par le seul occupant évincé comme l'a admis le tribunal ;

Qu'il estime que l'occupation irrégulière pendant une période comprise entre 9 et 12 mois a nécessairement entraîné un retard dans l'achèvement des travaux et, par là même, une prolongation de la période durant laquelle il a dû supporter un loyer élevé, dans le secteur libre, avant de pouvoir bénéficier de sa priorité de relogement ; qu'il réclame, en réparation des préjudices de toute nature, la somme de dix mille francs à titre de dommages intérêts ;

Attendu que P. fait observer que le jugement entrepris a fondé sa relaxe sur un motif qu'il n'avait pas invoqué et, sans revenir sur cette motivation, soulève uniquement l'irrecevabilité de la demande de la partie civile en raison de son défaut d'intérêt à agir ;

Qu'il estime que la seule inculpation qui subsiste, après la confirmation du non-lieu partiel portant sur le retard dans le commencement des travaux, ne permet plus d'envisager l'existence pour S. d'un préjudice quelconque, l'occupation des locaux par des ouvriers et cadres ayant été sans influence sur la date d'achèvement de l'immeuble à prendre en considération pour l'exercice du droit à relogement prioritaire ;

Attendu que s'il n'est pas établi de manière certaine que l'occupation alléguée ait influé sur la date d'achèvement des travaux, comme cela eût découlé logiquement du retard dans leur commencement si cette infraction avait été retenue, et eût justifié une demande de dommages intérêts fondée sur le paiement anormalement prolongé d'un loyer plus élevé, il n'en demeure pas moins que le fait pour S. de voir les lieux qu'il avait été contraint d'évacuer occupés par d'autres personnes lui a apporté un préjudice moral susceptible de fonder son action, pour autant que se trouverait, par ailleurs, caractérisée l'infraction ;

Attendu sur ce point, que le Tribunal ne peut être suivi dans l'interprétation qu'il donne au 3e alinéa de l'article 35 ancien, lorsqu'il considère que le terme « occupation » ne concerne, dans toute l'ordonnance-loi n° 669, que la situation juridique du locataire maintenu dans les lieux à la fin de son bail, en sorte qu'une « réoccupation » ne pourrait provenir que de lui ;

Attendu qu'indépendamment du fait que les termes « occupation » ou « occupant » sont utilisés en d'autres articles de l'ordonnance-loi dans un sens différent, qui ne relève pas de cette acception purement juridique mais se réfère à des situations de fait (notamment l'article 1er, 6e qui vise le cas d'un occupant propriétaire, l'article 43 qui prévoit l'expulsion d'un occupant sans droit ni titre, l'article 45 concernant la cession d'un local libre de tout occupant, l'article 51 relatif aux locaux insuffisamment occupés), il doit être relevé que l'interprétation du Tribunal aboutirait, dans le cas concerné, à n'instituer de pénalité qu'à l'encontre du preneur, que la loi a entendu protéger en le faisant bénéficier de délais de préavis, de garanties de procédure et d'une priorité de relogement, en laissant à l'abri de toute sanction le propriétaire qui, dans son intérêt personnel, fait obstacle au principe fondamental du maintien dans les lieux ;

Qu'il doit donc être considéré que l'interdiction de réoccupation des lieux « en aucun cas » est faite au propriétaire, en l'espèce la Société Patricia, par son administrateur délégué P., et le constitue en faute du fait qu'il a provoqué et facilité, entre le départ de l'occupant et la fin des travaux, une nouvelle occupation, quels qu'en soient la nature et le bénéficiaire, et que ce ne peut être par l'effet d'une inadvertance du législateur - comme il avait été antérieurement soutenu - que cette interdiction est assortie à l'article 44, d'une sanction, laquelle, pour les motifs sus énoncés, n'a pas à être actuellement prononcée, l'action publique étant définitivement éteinte ;

Qu'il en résulte cependant que l'action civile de S. trouve un fondement légal et que le principe de sa demande de dommages intérêts doit être accueilli ;

Attendu qu'en demandant 10 000 francs « en réparation des préjudices de toute nature qui ont résulté pour lui de la commission de l'acte litigieux », S. justifie, par des quittances, qu'il a payé pendant plus d'un an un loyer qui excéderait de 6794,17 francs celui qu'il aurait supporté, s'il était demeuré à la Villa G. E. jusqu'à la date à laquelle a cessé le logement des ouvriers ;

Mais attendu qu'il est acquis que les ouvriers n'ont été installés que bien après le départ de S. et en raison du retard dans le commencement des travaux, dont il est définitivement jugé qu'il n'était pas imputable à P. ; qu'il ne pouvait être alors envisagé sérieusement de faire revenir S. à la place des ouvriers ou avec eux et qu'il résulte des motifs précédemment énoncés, sur la question de recevabilité, que le préjudice, qui est la mesure même des dommages intérêts à allouer, ne peut se rattacher à des dépenses particulières de loyers, ni atteindre la somme réclamée de façon globale ; que ce préjudice, purement moral, doit trouver sa réparation dans l'allocation de dommages intérêts en la somme de un franc ;

Attendu que les dépens doivent être mis à la charge de l'intimé qui succombe en son exception d'irrecevabilité ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS :

La Cour,

Accueille en la forme le sieur S., partie civile, en son appel et y faisant partiellement droit ;

Infirme le jugement du Tribunal correctionnel du 25 avril 1978 en ce qu'après avoir prononcé la relaxe du prévenu G. P. en l'absence de délit caractérisé, il a rejeté les demandes de la partie civile et condamné celle-ci aux dépens ;

Déclare recevable l'action de S. qui justifie d'un préjudice moral et retenant comme caractérisés les éléments constitutifs de l'infraction, mais sans prononcer de condamnation pénale, en présence du seul appel de la partie civile, condamne P., représentant légal de la Société Patricia, propriétaire, à payer à S. la somme de un franc à titre de dommages intérêts ;

Composition🔗

MM. de Monseignat, prem. prés., Default, prem. subst. gén., MMe Marquet et Boisson, av. déf., Bonelli, av.

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