Cour d'appel, 25 juin 1974, Ministère d'État, Administrateur des Domaines et Trésorier Général des Finances c/ M. et dame B.-S.

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Abstract🔗

Responsabilité de la puissance publique

Responsabilité quasi-délictuelle - Faute - Appréciation - Règles du droit privé exclues

Résumé🔗

En matière quasi-délictuelle, la faute pouvant avoir été commise dans l'exécution d'un service public doit être appréciée non pas selon les principes du droit privé mais selon les circonstances particulières de l'espèce et les nécessités du service considéré.


Motifs🔗

LA COUR,

Statuant en matière administrative sur l'appel régulièrement interjeté par le Ministre d'État, l'Administrateur des Domaines et le Trésorier Général des Finances de la Principauté de Monaco, d'un jugement du Tribunal civil de Monaco, du 14 décembre 1972, lequel a jugé qu'en demeurant pendant une très longue période après les ordonnances d'urbanisation du 20 janvier 1966, qui frappaient en fait d'indisponibilité la Villa « L. P. », sise à Monte-Carlo, sans prendre de dispositions autres qu'une offre d'achat insuffisante, l'Administration avait porté à la propriété de cet immeuble une atteinte non compatible avec le principe de l'inviolabilité de la propriété et a condamné les appelants es qualités, à payer aux propriétaires de la dite villa, le sieur T. M. et la dame D. épouse B.-S., la somme de 187 500 F, à titre de dommages-intérêts ; statuant également sur l'appel incident des consorts M. - B.-S. ;

Attendu que pour juger comme il l'a fait le Tribunal a estimé, qu'en l'absence d'une juridiction administrative spécialisée et faute de texte dans la loi interne monégasque posant des principes de droit public analogues aux créations et développements jurisprudentiels français en la matière, seuls devaient être appliqués les principes du droit privé concernant le respect des droits des individus et notamment du droit de propriété dont l'inviolabilité est garantie par l'article 24 de la Constitution ; que ce droit pouvait être violé non seulement par la dépossession mais également par une atteinte à son attribut de libre disposition ; que du fait des ordonnances d'urbanisation du 20 janvier 1966 qui ont prévu sur son emplacement la construction d'une église, la propriété des intimés s'était trouvée frappée d'une indisponibilité de fait, les consorts M. - B.-S. ne peuvent plus en envisager la vente ni même le simple entretien des bâtiments ; que la prolongation de cette situation, malgré les requêtes des propriétaires à qui nulle assurance ni même nul renseignement n'a été donné quant aux délais éventuels d'expropriation, constituait de la part de l'Administration un abus de droit fautif qui s'est trouvé caractérisé lorsque les consorts M. - B.-S. lui ayant proposé la vente de leur immeuble, il leur a été répondu par une offre non satisfactoire ; qu'enfin, le préjudice subi par les propriétaires trouvait sa source dans la diminution de la rentabilité de leur immeuble et sa mesure dans le double du prix du loyer annuel (30 000 F), soit la somme de 187 500 F pour la période de 37 mois et 15 jours, allant du 29 octobre 1969 au 14 décembre 1972, date du prononcé du jugement ;

Attendu que les appelants principaux font grief au jugement entrepris d'avoir décidé que seuls devaient être appliqués les principes du droit privé et l'article 24 de la Constitution « alors qu'il y avait lieu de faire application de la règle de droit positif monégasque selon laquelle la responsabilité qui peut incomber à l'État en raison du fonctionnement d'un service public doit être appréciée compte tenu de la nature du service considéré et des circonstances particulières de l'espèce » ; qu'ils soutiennent qu'il y avait lieu, dès lors, pour apprécier l'abus de droit fautif allégué contre l'Administration, de prendre en considération d'une part, les difficultés spécifiques de mise en œuvre du plan de coordination résultant de l'étendue du territoire de la Principauté de Monaco et de l'évolution permanente des facteurs économiques qui conditionnent l'orientation de son urbanisme, à tel point que dix modifications ont déjà été apportées à l'ordonnance initiale d'urbanisation du 26 juin 1962, d'autre part, le fait que l'exécution des projets relatifs à la propriété des consorts M. - B.-S. avait dû être différée en raison de la nécessité de régler au préalable des litiges importants opposant l'État à l'un des propriétaires du Quartier du Larvotto, et en outre, de réaliser, pour une dépense de 63 000 000 de F en 8 ans, des travaux considérables et prioritaires d'aménagement et d'embellissement du quartier ; qu'ils estiment que, compte tenu de ces éléments, aucun retard fautif n'est imputable à l'Administration qui, au surplus, a fait reste de droit aux consorts M. - B.-S. en leur offrant d'acquérir à l'amiable leur propriété pour un prix dont les premiers juges ont déclaré qu'il n'était pas satisfactoire, sans le contrôler par des données objectives ; qu'ils font valoir par ailleurs, que les intimés ne rapportent pas la preuve que le produit de la vente de leur propriété leur aurait permis d'accroître le revenu qu'ils en tirent ou que ces revenus aient diminué par le fait du projet d'urbanisme considéré ; que leur préjudice ne saurait résulter de la seule publication des ordonnances du 20 janvier 1966 qui n'ont créé aucun droit à leur encontre au profit de quiconque et que, même à admettre l'existence d'un tel préjudice, l'atteinte ainsi portée à leur propriété dans l'intérêt de la chose publique serait compensée et au-delà par la plus-value résultant pour leur immeuble des embellissements considérables apportés aux quartiers du Bas Moulin et du Larvotto et dès lors demeurerait compatible, aux termes de la jurisprudence du Tribunal Suprême, avec le respect du principe de l'inviolabilité de la propriété, posé par l'article 24 de la Constitution ; qu'ils soutiennent, enfin, que même à admettre l'existence d'une faute de l'Administration, et d'un préjudice des intimés, aucun lien de causalité ne saurait être établi entre eux, les consorts M. - B.-S. ayant, dès avant la publication des ordonnances du 20 janvier 1966 et ainsi qu'il résulte de leurs propres écritures, essuyé des refus à leur offre de vendre leur propriété qui étaient motivés par les projets encore hypothétiques de l'Administration, laquelle ne saurait être tenue pour responsable des rumeurs qui circulent quant à ses projets et de la spéculation qui s'en suit ;

Qu'ils concluent, en conséquence, à la réformation du jugement entrepris et au rejet de la demande des consorts M. - B.-S. ;

Attendu que ces derniers demandent que le jugement entrepris soit confirmé en ce qu'il a retenu la responsabilité de l'Administration sur le fondement d'une faute appréciée selon les règles du droit commun mais sollicitent sa réformation en ce qui concerne tant le mode d'évaluation de leur préjudice que la fixation de la date à laquelle il a pris naissance ; que sur ce point ils font valoir que leur préjudice est né dès la publication des ordonnances souveraines du 20 janvier 1966, date à laquelle l'Administration a « gelé » l'immeuble sans l'intention de l'exproprier dans un délai normal ou de l'acquérir amiablement autrement qu'au prix imposé par elle, et que si son refus d'accepter l'offre de vente des propriétaires se situe en octobre 1969, il n'a fait que cristalliser une attitude qui n'a pas varié depuis le début ; que sur l'évaluation de leur préjudice, ils relèvent que leur locataire se prévalant de la précarité de la situation juridique de la Villa « L. P. » leur a donné congé et a quitté les lieux le 30 juillet 1973, leur faisant perdre ainsi l'unique ressource qu'ils tiraient de l'immeuble ; qu'en évaluant celui-ci au prix modéré de 3 000 F le mètre carré, correspond à un capital de 2 132 250 F et à 127 411 F par an, le revenu qu'ils auraient pu en retirer au taux également modéré de 6 % l'an, ils concluent à la condamnation des appelants principaux, ès qualités, à leur payer :

  • pour la période allant du 20 janvier 1966 au 31 juillet 1973, la somme de 730 582 F compte étant ainsi tenu de la perception d'un loyer de 30 000 F par an ;

  • pour la période postérieure et « jusqu'au dénouement amiable ou judiciaire de la situation actuelle » la somme de 127 411 F par an ;

Attendu enfin que le Procureur Général à qui l'acte d'appel a été signifié à la requête des appelants principaux, invoquant le fait qu'il n'est pas partie principale au procès, conclut à l'irrecevabilité de l'appel en ce qui le concerne et par voie de conséquence, à sa mise hors de cause,

Attendu que les appelants principaux ne s'opposent pas à cette demande ;

Attendu qu'il échet de faire droit à la demande du Procureur Général de Monaco, tendant à sa mise hors de cause ;

Sur la règle de droit applicable

Attendu qu'en cause d'appel, les consorts M. - B.-S. fondent uniquement leur demande sur la responsabilité quasi-délictuelle de l'Administration ; qu'il échet dès lors de déterminer la règle de droit applicable en la matière ;

Attendu qu'en raison des différences fondamentales qui séparent la puissance publique des personnes privées, notamment quant à la nature de leurs activités la variété de leurs moyens et la finalité de leur action, il doit être tenu compte pour apprécier les fautes pouvant avoir été commises dans l'exécution d'un service public, tant des circonstances particulières de l'espèce que des nécessités du service considéré ; que le fait qu'à Monaco le Tribunal, et par conséquent la Cour d'Appel soient juge de droit commun en matière administrative n'est pas à lui seul de nature à faire obstacle à une telle appréciation alors au surplus que même en l'état de la séparation des ordres de juridiction, les Tribunaux français de l'ordre judiciaire ont dans certains cas la possibilité et même l'obligation de se référer aux règles de droit public (Cass. civ. 2e sect. 23-11-1956, Trésor Public c. Docteur G.) ; que dès lors, c'est à tort que les premiers juges ont estimé que la responsabilité de l'Administration devait être appréciée selon les seuls principes du droit privé ;

Sur la responsabilité de l'Administration

Attendu que le préjudice des consorts M. - B.-S. résulte de la quasi indisponibilité de fait de leur immeuble qu'il n'est, en effet, pas contesté que le projet d'édification d'une église sur l'emplacement de cet immeuble, met pratiquement obstacle à la délivrance de tout permis de construire ; que par ailleurs, il est établi que la précarité de la situation juridique de la Villa « L. P. » a provoqué le départ depuis le 31 juillet 1973 de l'unique locataire qui n'a pu être remplacé, entraînant ainsi pour la dame B.-S. la perte d'un revenu de 30 000 F par an ;

Attendu que c'est vainement et non sans contradiction que l'Administration soutient que ce préjudice se trouverait compensé par la plus-value résultant pour la Villa L. P. des embellissements apportés au quartier alors qu'elle n'a fait, en 1970, qu'une offre d'achat amiable qui, à juste titre et pour des motifs que la Cour adopte expressément, a été déclarée non satisfactoire par les premiers juges ; qu'au surplus, à admettre l'existence d'une telle plus-value, elle se serait réalisée au fur et à mesure de l'avancement des travaux ce qui aurait dû, logiquement, sans même tenir compte des circonstances économiques générales, entraîner de la part de l'Administration une augmentation corrélative de son offre, ce qui n'a pas été le cas ;

Attendu que la faute de l'Administration consiste à n'avoir pas tenu compte dans ses prévisions du préjudice susceptible d'être subi par les consorts M. - B.-S., puis celui-ci s'étant réalisé, de l'avoir laissé se perpétuer en toute connaissance de cause pendant de longues années sans prendre aucune mesure adéquate pour y mettre fin et sans même donner aux victimes la moindre indication quant à la date à laquelle pourrait être normalisée la situation ainsi créée ;

Attendu que ce défaut de prévision et cette inaction ne sauraient être expliquées par les nécessités du service et les circonstances particulières de l'espèce, alors que l'évolution et les circonstances économiques dans la Principauté, les difficultés juridiques et judiciaires qui se sont produites à l'occasion de l'exécution du plan de coordination et les travaux préalables auxquels il a dû être procédé, faits invoqués à sa décharge par l'Administration, devaient eux-mêmes être prévus ;

Attendu que se trouve ainsi caractérisée la faute de l'Administration sans qu'il y ait même lieu de rechercher si, par un détournement de pouvoirs réalisé a posteriori elle n'a pas, en laissant se perpétuer sciemment une situation préjudiciable pour les victimes, tenté de faire pression sur celles-ci afin d'obtenir aux meilleures conditions une cession amiable et de se soustraire ainsi aux règles applicables en matière d'expropriation ;

Attendu, par ailleurs, que l'objection de l'Administration selon laquelle le préjudice subi par les consorts M. - B.-S. aurait été réalisé avant même la commission de la faute qui lui est imputée et qu'ainsi ferait défaut le lien de causalité entre la faute et le préjudice, ne saurait être retenue ; qu'en effet, s'il est exact qu'aux termes mêmes des pièces produites par les intimés, certains acquéreurs éventuels, particulièrement prudents ou bien renseignés, ont renoncé à leurs projets dès avant la publication des ordonnances du 20 janvier 1966, il n'en demeure pas moins que le préjudice des propriétaires de la Villa « L. P. » résulte de la prolongation de la quasi indisponibilité de leur immeuble qui trouve elle-même sa cause dans la faute de l'Administration telle que définie ci-avant ;

Attendu enfin qu'ainsi que l'a décidé le Tribunal, le préjudice des consorts M. - B.-S., doit être indemnisé à compter du 29 octobre 1969, date à laquelle, après une série de requêtes demeurées sans effet, la dame B.-S. soulignant à nouveau le dommage par elle subi et faisant valoir qu'elle était fondée à intenter une action judiciaire pour en obtenir réparation, a mis l'Administration en demeure de lui acheter son immeuble, sans obtenir pour autant, ni une réponse positive pour le prix proposé, ni la mise en œuvre de la procédure d'expropriation ; qu'il échet, en conséquence, de confirmer sur ce point le jugement entrepris ; que, de même, la réparation doit être assurée jusqu'au jour du présent arrêt et non, contrairement à la demande des appelants incidents jusqu'au dénouement amiable ou judiciaire de la « situation actuelle », un préjudice futur ne pouvant être indemnisé que s'il est certain, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ;

Attendu que compte tenu de ces observations, il convient d'évaluer ce préjudice à la somme de 240 000 F ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Rejetant en tant que de besoin comme inutiles ou mal fondées toutes conclusions plus amples ou contraires des parties ;

En la forme,

Déclare irrecevable l'appel principal en ce qu'il est formé contre le Procureur Général de Monaco et met celui-ci hors de cause :

Déclare recevables pour le surplus l'appel principal et l'appel incident ;

Au fond,

Infirme le jugement entrepris en ce qu'il a dit que la responsabilité de l'Administration pour une faute commise dans l'exécution d'un service public devait être uniquement appréciée selon les règles du droit privé ;

Dit qu'une telle faute doit être appréciée selon les nécessités du service considéré ;

Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a retenu le principe de la responsabilité fautive de l'Administration et l'émendant sur le montant dudit préjudice ;

Condamne le Ministre d'État, le Trésorier Général des Finances et l'Administrateur des Domaines de la Principauté de Monaco, à payer aux consorts M. - B.-S., la somme de 240 000 F à titre de dommages-intérêts ;

Composition🔗

M. Bellando de Castro pr., Mme Margossian subst. gén., MMe Marquet, Sanita av. déf., George av. aux Conseils et Benarrosch (du barreau de Nice) av.

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