Cour d'appel, 25 octobre 1971, Dame D. et autres c/ Administrateur des Domaines et dame V. G. et autres.

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Abstract🔗

Responsabilité de la puissance publique

Travaux publics - Aménagement de la voirie - Faute - Absence de drainage des eaux souterraines.

Résumé🔗

En procédant à l'aménagement d'une voie urbaine qui a entraîné une importante modification du terrain, sans prendre la précaution de rechercher et de drainer les eaux de source qui circulaient dans celui-ci et dont l'écoulement naturel s'est trouvé contrarié, l'Administration, qui aurait pu éviter ces infiltrations continues de caractère anormal et important, a engagé sa responsabilité à l'égard des propriétaires des immeubles endommagés par la dilution et le glissement des couches instables du sol.


Motifs🔗

La Cour,

Statuant sur les appels principaux interjetés par :

1° Monsieur l'Administrateur des Domaines de S.A.S. le Prince de Monaco,

2° La dame Thérèse R., épouse D.,

3° Le sieur L. L.,

4° La dame Gr.,

5° La dame Hélène B. épouse P.,

d'un jugement rendu le onze mai mil neuf cent soixante-sept, par le Tribunal de Première Instance de Monaco, lequel a :

  • homologué les rapports déposés les onze mai mil neuf cent soixante-deux et dix-huit juin mil neuf cent soixante-trois, par l'expert Rubaudo ;

  • mis hors de cause la dame V. N. épouse Po. ;

  • condamné :

1° dame V. V., Veuve Pi., dame A. Pi. épouse M. et dame T. Pi., Veuve C., à payer à M. l'Administrateur des Domaines, la somme de soixante-neuf mille quatre cent cinquante cinq francs, avec intérêts de droit du jour du jugement ;

2° dame V. G. Veuve W., dame T. R. épouse D., sieur L. L., dame H. B., épouse P., dame Hortense B. épouse G. et dame Gr., à payer audit administrateur des Domaines, la somme de vingt-cinq mille cent soixante francs, et dit que cette condamnation, prononcée solidairement contre les copropriétaires, se répartira entre eux au prorata de leurs millièmes de co-propriété ;

  • condamné ledit Administrateur des Domaines à faire exécuter à concurrence des deux tiers de leur coût les travaux de reprise en sous œuvre préconisés par l'expert des fondations de la Villa et à payer la somme de cinq mille francs à titre de dommages-intérêts aux hoirs Pi. ;

Sur la procédure :

Considérant que les dames W. et G. n'ayant point comparu, un arrêt du trois février mil neuf cent soixante-neuf, sur l'assignation de l'Administrateur des Domaines, a constaté leur défaut et ordonné leur réassignation, à laquelle il a été procédé par exploit de Maître Marquet, huissier, du six février mil neuf cent soixante-neuf ; qu'un arrêt du vingt-neuf juin mil neuf cent soixante-dix sur l'assignation de dame R. épouse D., de L. L. et de dame Gr. a également constaté le défaut des dites dames W. et G., et ordonné leur réassignation à laquelle il a été procédé par exploit de Maître Marquet, huissier, du dix-neuf février mil neuf cent soixante et onze ; qu'enfin un arrêt du quinze mars mil neuf cent soixante et onze, a constaté le défaut des dames W. et G. et ordonné la réassignation de dame G. et du sieur W., venant en représentation de sa mère décédée le douze juin mil neuf cent soixante-sept ; qu'il a été procédé à cette réassignation par exploit de Maître Marquet, huissier, du dix-sept mai mil neuf cent soixante et onze ;

Considérant que dame G. et le sieur W. ne comparaissent pas sur cette dernière réassignation ; qu'il y a donc lieu de statuer à l'égard de toutes les parties par un seul arrêt en sorte que la décision à intervenir sera considérée comme contradictoire à l'égard de tous ;

Considérant que dame V. épouse Pi. étant décédée le vingt-deux mai mil neuf cent soixante-huit, laissant comme seules héritières dame Pi. épouse M. et dame Pi., Veuve C., remariée Pie., que R. a été désigné comme administrateur de la succession par jugement du Tribunal de Première Instance de Monaco, du seize mai mil neuf cent soixante-neuf ; qu'il conclut en cause d'appel, ainsi d'ailleurs que, d'une manière distincte, dame Pi. épouse Pie., dite « Veuve C. » dans les diverses écritures ; que ces conclusions ne soulèvent aucune observation de la part des autres parties, en sorte que la procédure doit être déclarée régulière vis-à-vis de chacune d'entre elles ;

Considérant que les appels sont réguliers en la forme ; et qu'il y a lieu de joindre les instances ;

Au fond :

Considérant que l'Administrateur des Domaines fait grief à la décision entreprise d'avoir retenu une part de responsabilité de l'Administration et de n'avoir fait droit en conséquence, que partiellement à la demande de remboursement du coût des travaux avancés par elle, tout en accueillant en partie la demande reconventionnelle des hoirs Pi. ; qu'il soutient, à l'appui de son appel, que le jugement tenant « a priori », pour établie une faute de l'administration, c'est-à-dire d'un prétendu défaut de précaution lors de la création, en mil neuf cent vingt-cinq, de la Place de l'Annonciade, y a rattaché le bouleversement de la circulation des eaux souterraines dans toute la colline de l'Annonciade, avec les conséquences que ce bouleversement et le défaut de captage des sources auraient eues sur les immeubles édifiés dans le quartier, alors que cette prétendue faute est simplement alléguée et ne résulte pas du rapport d'expertise et que les dommages subis par les immeubles découlent uniquement de leur édification sur un sol instable et du défaut de précautions techniques prises lors de leur construction ; qu'il conclut, en conséquence, d'une part, à ce que les intimés soient condamnés à rembourser les dépenses qui ont été exposées par l'Administration, d'autre part, à ce que celle-ci soit déchargée des condamnations prononcées au profit des hoirs Pi. ;

Considérant que dame R., épouse D., L. L. et dame Gr. font de leur côté, grief au jugement d'avoir retenu la responsabilité des copropriétaires de la Villa, en ce qui concerne les défauts de construction du mur de soutènement, au motif que ce mur était leur propriété, alors qu'il s'agit là d'une simple hypothèse de l'expert Rubaudo, et que si le mur en question a bien été construit par les auteurs des copropriétaires, il a été érigé sur une portion du domaine public, qui en est devenu propriétaire en application de l'article 445 du Code civil ; qu'ils demandent donc à être déchargés des condamnations mises à leur charge ;

Considérant que dame B., épouse P. reproche au jugement d'avoir retenu en partie sa responsabilité au motif que les ouvrages incriminés avaient été construits en dehors des règles de l'art ; qu'elle soutient qu'à l'époque, ces ouvrages avaient été édifiés en tenant compte de la configuration des lieux et conformément aux techniques alors existantes ; que le dommage provient uniquement des travaux exécutés en mil neuf cent vingt-cinq par l'Administration, sans tenir compte de la nature du terrain et, notamment, de la présence d'eaux souterraines ; qu'elle demande à être déchargée des condamnations mises à sa charge ;

Considérant que dame V. N. épouse Po. et dame Pi. épouse M. concluent à la confirmation du jugement ; que R. es-qualités et Pi. épouse Pie., déclarent s'en rapporter à justice ;

Considérant qu'à la suite de fissures apparues en mil neuf cent cinquante-neuf, dans les murs des Villas sises à Monte-Carlo, ainsi que dans divers ouvrages de maçonnerie voisins, l'Administration des Domaines prenait en mil neuf cent soixante-deux, l'initiative de faire désigner, par voie de justice, un expert en la personne du sieur Rubaudo, avec la mission de déterminer les troubles, d'en rechercher les causes et de proposer les mesures pour y mettre fin ; qu'étant donné l'urgence, elle faisait elle-même procéder aux premiers travaux que l'expert avait estimé indispensables pour écarter le péril et qui s'élevaient à la somme de deux cent quatre-vingt-trois mille huit cent soixante-quatre francs, dont elle demande le remboursement, chacun pour sa part, aux propriétaires des immeubles consolidés ;

Considérant que les premiers juges ont fait une exacte description, à laquelle il convient de se référer, des divers ouvrages concernés, de leur situation relative, des dommages qu'ils présentent et des travaux effectués pour y remédier ;

Que l'expert Rubaudo attribue la survenance de ces dommages aux trois causes suivantes :

1° nature du terrain,

2° constructions défectueuses,

3° infiltrations d'eaux de source.

Considérant, sur la première cause, que les ouvrages endommagés ont été construits sur un sol de nature instable, ayant tendance, par sa constitution, à devenir le siège de phénomènes de glissement en profondeur ;

Considérant toutefois que cette nature n'a pu être décelée qu'à l'occasion de l'expertise par un procédé moderne de sondage qui n'était pas utilisé à l'époque où les ouvrages litigieux ont été construits ; que les connaissances sur la mécanique des sols étaient alors moins développées qu'elles le sont aujourd'hui et qu'on peut d'autant moins reprocher aux différents propriétaires de ne pas s'être inquiétés de cette nature profonde du terrain sur lequel ils bâtissaient, que l'Administration n'établit pas qu'elle s'en soit elle-même préoccupée lorsqu'elle a construit ses propres ouvrages ; qu'il n'est donc pas opportun de retenir cette première cause dans la recherche des responsabilités ;

Considérant, sur la deuxième cause, que l'expert a constaté que les différents ouvrages endommagés n'avaient pas été édifiés selon les règles de l'art, et que ni les murs de soutènement ni les villas n'offraient d'assises suffisamment robustes ; qu'en particulier, le mur G, dont la dislocation semble avoir précédé celle des autres ouvrages, était techniquement insuffisant dans son épaisseur et dans ses fondations ;

Considérant que même à l'époque relativement ancienne à laquelle les immeubles ont été édifiés les techniques d'assise des murs maîtres étaient éprouvées et que les constructeurs auraient dû d'autant mieux prévoir une semelle en maçonnerie suffisamment large et stable que les fouilles alors pratiquées, si elles n'avaient pu permettre de déceler la nature profonde du terrain, telle qu'elle a été décrite ci-dessus, avaient révélé une couche superficielle composée de remblais et d'éboulis particulièrement instable ; que les appelants ne sauraient se dégager en soutenant que leurs constructions avaient été autorisées par l'Administration, alors que de telles autorisations n'attribuent à l'Administration aucun pouvoir de contrôle sur l'exécution des travaux et ne dispensent pas leurs bénéficiaires de se conformer aux règles de l'Art ;

Considérant, dans ces conditions, que la responsabilité de ces vices de construction incombe aux propriétaires des divers immeubles ; que s'il n'y a pas de difficulté pour déterminer à qui appartiennent les villas, ainsi que les murs B et C et la partie du mur G, construite au droit de la Villa, il convient de déterminer qui est propriétaire de la partie de ce même mur située au droit de la villa, en l'état de la contestation soulevée par trois co-propriétaires de cette Villa : dame D., L. L. et dame G. ;

Considérant à cet égard, que ces derniers soutiennent que le mur a été implanté sur une portion du domaine public, auquel il se serait incorporé par accession ;

Considérant toutefois qu'ils ne prouvent ni n'offrent de prouver, que le mur a été bâti sur ledit domaine ; qu'ils reconnaissent, en revanche, dans leurs écritures, que l'ouvrage a été édifié par leurs auteurs pour les protéger des terres dominantes ; que par conséquent, à défaut de titre ou d'autres indices, il y a lieu d'admettre que ce mur est bien leur propriété ;

Considérant, sur la troisième cause, que la dislocation des ouvrages est due à un phénomène de glissement d'une couche de terrain, lui-même provoqué par un écoulement souterrain d'eaux de source ; que ces eaux, dont le jaillissement a été décelé au pied du mur G, et en amont de celui-ci, proviennent indiscutablement du sol situé sous la Place de l'Annonciade, donc du domaine public ; qu'en effet ces eaux ne peuvent avoir une autre origine, puisque le sondage S 3 effectué à la limite amont dudit domaine n'a révélé aucune circulation d'eau, tandis que le sondage S 2 creusé à la limite aval et à proximité du mur G, a révélé la présence d'une veine d'eau ;

Considérant qu'en procédant en mil neuf cent vingt-cinq à l'aménagement de l'avenue de l'Annonciade, l'Administration a effectué une importante modification des terrains avoisinant les immeubles endommagés ; qu'elle n'a pas pris la précaution de rechercher et de drainer les eaux de source qui circulaient dans ce terrain et dont l'écoulement naturel s'est trouvé contrarié puis qu'il n'avait jusqu'à cette époque causé aucun inconvénient ; que ces eaux se sont infiltrées dans les couches instables du sol en provoquant leur dilution et leur glissement et, par suite, la fissuration des constructions ; que l'expert a enrayé le phénomène en procédant au drainage des eaux et qu'il est ainsi démontré que le service des Domaines aurait pu lui-même, en prenant cette précaution, éviter ces infiltrations continues, dont le caractère anormal et important engage sa responsabilité ;

Considérant que, selon le rapport d'expertise, les eaux se sont d'abord attaqué au mur G, dont la dislocation a influencé dans une large mesure celle des autres constructions ; qu'ainsi, c'est à bon droit, que les premiers juges, recherchant l'importance relative des causes dans la survenance des troubles, et répartissant ensuite les responsabilités, ont fixé à deux tiers la part de l'administration et à un tiers celle des propriétaires ; qu'ils ont encore exactement déterminé le montant des sommes dont l'Administrateur des Domaines pourra poursuivre le remboursement ;

Considérant, sur la demande reconventionnelle des hoirs Pi., que les dégâts occasionnés à la Villa et à son appentis sont pour les deux tiers la conséquence de l'écoulement des eaux provenant du domaine public et du défaut de leur drainage ; qu'ils sont donc fondés à obtenir la condamnation de l'Administration à l'exécution, à concurrence des deux tiers, des travaux de remise en état préconisés par l'expert sous l'astreinte et dans les délais fixés par les premiers juges ; qu'enfin ceux-ci ont équitablement fixé, compte tenu des éléments de la cause, le montant des dommages-intérêts auxquels peuvent prétendre les hoirs Pi. ;

Considérant enfin que l'Administrateur des Domaines ne présente aucune demande à l'encontre de dame V. N. épouse Po. et qu'il y a lieu de maintenir cette dernière hors de cause et sans qu'elle ait à supporter, même pour partie, les frais du procès ;

Considérant qu'il y a lieu, en définitive, de confirmer le jugement entrepris sauf en ce qui concerne dame W., et de dire que les condamnations prononcées contre elle seront supportées par le sieur W., son héritier ;

Considérant qu'il n'est par ailleurs apporté aucun élément de preuve satisfaisant en ce qui concerne tous autres moyens ou arguments présentés par les parties ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS ET CEUX NON CONTRAIRES DES PREMIERS JUGES ;

En la forme, reçoit Monsieur l'Administrateur des Domaines, dame Rossi épouse D., sieur L. L., dame Gr. et dame B., épouse P. en leur appel ;

Au fond, dit ces appels mal fondés, les en déboute ;

Confirme le jugement entrepris sauf en ce qui concerne dame W., dit que les condamnations prononcées contre elle seront supportées par le sieur W. ;

Rejetant comme inutiles ou mal fondées toutes autres conclusions plus amples ou contraires des parties ;

Composition🔗

MM. Cannat, prem. prés., François, prem. subst. proc. gén. ; MMe Sanita, Marquet, Boisson, Lorenzi et Marquilly, av. déf.

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